Interviews « Si j’étais Ministre de l’Education nationale »

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« Nous travaillons pour l'enfant, pas pour des idées de liberté, d'égalité, de laïcité ou de réussite »

19 mai 2017

Entretien avec Claire Lebrethon, professeur de lettres et auteur du Manuel de survie pour les professeurs de français(1) (éditions SOS éducation). Elle est interrogée par Jean Paul-Mongin, délégué général de SOS Éducation.

SOS Éducation : Dans votre Manuel de survie pour les professeurs de français*, vous évoquez d'emblée le rapport à la langue comme un rapport vivant, si vivant qu'il est sûrement la question principale posée à notre système éducatif aujourd'hui. Parmi tous les savoirs dits fondamentaux, le plus essentiel est certainement la maîtrise du français.

Mais, malgré des investissements croissants, cette maîtrise ne cesse de s'étioler, on le voit à chaque comparatif international ou lors des dictées standards proposées chaque décennie. Pourquoi n'arrive-t-on plus à enseigner le français aux enfants de 6-7 ans, avec tous les moyens pédagogiques dont on dispose, alors qu'on a été capable de le faire à des petits paysans qui, parfois, parlaient patois, sans avoir un livre chez eux, au début du XXe siècle ?

Claire Lebrethon : On ne sait plus le faire car on ne sait plus aller chercher, dans la langue (dans sa vitalité, dans sa structure, dans sa force et dans sa beauté), les éléments pour l'enseigner. On a pris le parti, depuis une quarantaine d'années, de superposer sur la structure de la langue elle-même une autre structure, qui est celle de la communication, avec les notions de destinataire, d'énonciateur, de message, de contexte de communication, de situation d'énonciation, avec des considérations formelles sur le type de discours et le type de phrases... On a gommé la différence entre nature et fonction, qui est fondamentale. Et avec tout cela, on ne répond plus du tout aux attentes des enfants. Ce ne sont pas eux qui sont les obstacles à l'apprentissage, ce ne sont pas eux qui ne savent plus faire : ils ne demandent qu’à apprendre. Il n'y a rien qui répond plus à ce qu'attend un enfant, avant l'adolescence, qu'un enseignement structuré de toute la force et de toute la vitalité de notre langue. Il n'y a rien qui correspond davantage à leur psychologie, mais on ne leur donne pas. Les leçons sur les différences entre phrase déclarative, phrase injonctive ou exclamative, ça ne correspond pas du tout à leur psychologie et à leurs attentes. Il faudrait plutôt qu'ils se demandent si le loup a réussi à manger la chèvre de monsieur Seguin, ou si la rose va continuer à faire pleurer le Petit Prince. Il faut, d’une part, que le contact qu'ils aient avec le texte soit complètement différent et que, d'autre part, ils apprennent à serrer de près le texte, c'est-à-dire en comprendre tout le ressort : pourquoi c'est le verbe qui tient la phrase ? qu'est-ce que la notion de sujet, d'objet, de circonstance ? quel est le sens des modes et des temps de la conjugaison ? Or aujourd’hui, on superpose d'autres catégories aux catégories naturelles de la langue, et ainsi on passe à côté de l'apprentissage et des attentes des élèves.

SOS Éducation : Faut-il poser, en amont, la sulfureuse et polémique question des méthodes d'apprentissage de la lecture ?

Claire Lebrethon : Oui, c'est même une question fondamentale. Dans le premier contact avec le mot, il faut donner à l'enfant les moyens de s'en sortir par lui-même, de façon intelligente, c'est-à-dire grâce à une méthode de lecture syllabique. Il faut lui donner les moyens de décrypter, de rentrer dans le mot, et de le comprendre seul. Tout autre moyen qui n'est pas analytique, qui met l'enfant dans le flou, dans une compréhension globale, par la photographie du mot, perturbe la liberté propre de l'enfant, qui est d'avoir le moyen de lire par lui-même le mot, en associant les lettres.

SOS Éducation : C'est bien le problème des méthodes d'inspiration globale ou idéovisuelle, qui font que, si l'enfant ne connaît pas le mot, il ne peut pas le deviner...

Claire Lebrethon : Exactement, avec cette méthode, il doit travailler par rapport à la silhouette du mot, qui lui permettrait d’en deviner le sens.

SOS Éducation : On pourrait dire que c'est de la logognomonie !

Claire Lebrethon : Oui, ce genre de pseudo-science date un peu. Déjà Hegel prenait ses distances avec ! Je crois qu'il faut comprendre tout ce que nous disons là en termes de liberté : la liberté du tout petit de CP, c'est de lire par lui-même n’importe quel mot. La liberté de l'enfant de CE, c'est de distinguer par lui-même, de différencier, de prendre conscience qu'il y a un objet, un sujet, des circonstances et des relations de subordination des idées, qu'elles ne se valent pas toutes dans une phrase, qu'elles sont enchaînées logiquement et non pas superposées. C'est cette question de la liberté qui est au cœur de l'apprentissage : choisit-on de donner aux enfants l'autonomie de comprendre par eux-mêmes ou choisit-on de leur donner des succédanés, des recettes, qui ne développent ni leur intelligence ni leur autonomie ? J'ajoute que les élèves de collège nous font payer très cher leur absence d'autonomie intellectuelle : un primaire raté, ou en demi-teinte, fait un élève de collège qui arrive blasé, indiscipliné, et qui ne sent pas en lui-même qu'il sait faire des choses. Devant des élèves de 6e ou de 5e, c'est très net : si vous tentez de reprendre des choses qui ont un peu ou mal vues en primaire, vous vous heurtez à une sorte de réaction allergique car c'est du déjà-vu, du pas compris et surtout, du pas-maîtrisé.

SOS Éducation : Vous soutenez que l’enseignement au collège de la littérature devrait être, essentiellement, la transmission d'une expérience littéraire...

Claire Lebrethon : La transmission d'une expérience littéraire va donner lieu à des travaux précis d'analyse logique, de conjugaison, de mémorisation des textes, pour que la relation avec le texte soit vraiment vivante, pour que le texte habite l'enfant. Il m'est déjà arrivé d'avoir le vertige, à la sortie d’un cours, en me demandant ce que tous ces enfants avaient dans le cœur ou dans la tête à la fin de la journée. De quoi sont-ils remplis ? Leur a-t-on seulement apporté quelque chose ? Qu’est-ce qui les nourrit, qui les fait vibrer, qui leur apporte quelque chose de constructif avec lequel ils pourront, petit à petit, se construire eux-mêmes ? Finalement, je n'en étais pas si sûre.

Le rapport au texte littéraire, c'est le point de départ et presque le point d'arrivée, car le point culminant du travail de français, c'est l’écriture. Nous devons donner comme compétences à nos élèves, non seulement la possibilité (physique, avec une vraie méthode) de lire, l'art de lire (c'est-à-dire lire en comprenant, qui passe notamment par le travail d'analyse), le goût de lire (qui passe par la façon dont on leur présente le texte et comment on les met en relation avec), mais aussi le goût d'écrire (car si on n’écrit pas, on ne peut rien exprimer). L’écriture est un petit combat pour l'enfant et l'adolescent ; c'est, d'une part, composer avec les exigences de la langue et, d'autre part, créer quelque chose que l'on va puiser au-dedans de soi, ce qui est à la fois difficile et vital pour un adolescent. Qui ne va jamais puiser au-dedans de soi ne peut pas construire son identité profonde.

Quelle place accordons-nous aujourd'hui au travail d'écriture ? Quasiment aucune. On fait des productions d'écrit, qui sont des évaluations de fin de parcours, pour appliquer, du moins au collège, tel ou tel procédé ou type de discours qu'on a appris : on va produire un texte argumentatif ou descriptif... Ça n'a rien à voir avec l'essence même de l'art d'écrire. Je pense qu'il est absolument essentiel d'instaurer en cours de français un véritable atelier d'écriture, dès la classe de CE1 et jusqu'au lycée, dans lequel on prend le temps de s'exercer à écrire, sur des exercices courts, qu'on peut ensuite mettre en commun, pour apprendre à s'exprimer par écrit, à ordonner sa pensée et à mettre en œuvre les outils découverts dans le travail d'analyse ou de conjugaison – et aussi à convoquer les grands auteurs. Il m'arrive, par exemple, de donner un sujet de rédaction : on le travaille ensemble, on en écrit des petits bouts ensemble en atelier d'écriture. Je me souviens avoir mené un atelier sur le thème du jeu, où il fallait décrire ce qu'était jouer, toutes les actions cachées présentes dans le terme « je joue ». Puis, on a convoqué un très grand auteur, Victor Hugo, pour voir ce qu'il en disait, et on a travaillé le très célèbre passage de Cosette, dans Les Misérables, avec la poupée que Jean Valjean lui a offerte. Cosette met la poupée sur une chaise, elle l’assoit, elle reste immobile comme une statue et ne fait plus rien. Jean Valjean lui dit : « Joue donc, Cosette ! » Et derrière, la Thénardier répond d'une voix aigre : « Mais oui, joue, Cosette ! » Et la petite se tourne très dignement et répond : « Mais, je joue, Monsieur. » Et en fait, ce « je joue » se réalise dans une immobilité totale. Ce jour-là, les élèves ont été extrêmement frappés du fait qu'un même verbe pouvait avoir un sens à la fois très large et très concentré, selon le cœur de l'enfant qui était le sujet de ce verbe.

SOS Éducation : Le paradoxe finalement, c'est que les professeurs de français – qui sont rentrés dans un tel rapport au texte, dans la profondeur de la polysémie, qui ont éprouvé la richesse de la langue qui leur permet d'accéder à eux-mêmes – sont, par les effets d'une didactique qui a contaminé l'ensemble de l'institution ces dernières décennies, rendus incapables de transmettre ce qui les a nourris. Et parfois, ils ne s'en aperçoivent même pas, ils enseignent leur langue comme on leur demande de le faire, sans voir que par la forme de leur enseignement, ils rendent impossible l'accès à cette langue dans ce qu'elle peut avoir de vivant. Quelles réformes de la formation des professeurs de lettres pourraient leur permettre de retrouver ce sens de la transmission ?

Claire Lebrethon : En ce qui concerne la formation des professeurs, je pense qu'il faut leur enseigner un autre regard sur l'élève : il doivent comprendre exactement ce que peut et veut un enfant, pour pouvoir intuitivement s'ouvrir à une intelligence de la façon dont on enseigne. Le fait qu'on ne se rende pas compte que c'est la façon même dont on enseigne qui rend impossible la fin poursuivie, c'est-à-dire d'avoir des élèves qui aiment les textes, est le cœur du problème. Ce qui est très paradoxal, parce que quand je questionne mes collègues, je m'aperçois que la très grosse majorité d'entre eux sont venus à cet enseignement par une rencontre littéraire. Tout dernièrement, je disais à une collègue que j'allais donner un cours à l'université sur Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau et elle m’a confié, presque les larmes aux yeux, que cet ouvrage a été, pour elle, un véritable éblouissement et que c'est à cause de lui qu'elle est devenue professeur de français.

En même temps, j'entends beaucoup de mes collègues se plaindre et estimer que l’échec scolaire est imputable aux élèves, qu'ils jugent ignorants, paresseux, passifs. Mais ils ne remettent pas en question leur façon de travailler. Je pense qu'il faut cesser de discourir sur les textes de façon extérieure et formelle : il faut entrer dans la profondeur du texte, dans sa construction grammaticale, dans sa construction logique, dans sa richesse lexicale avec une bonne connaissance des langues anciennes, qui me paraissent vraiment indispensables pour un professeur de lettres, même si on ne les enseigne pas. Une autre dimension va peut-être vous étonner mais, ma formation essentielle étant une formation philosophique, je pense qu'un professeur de lettres doit nécessairement avoir, durant chaque année de sa formation, un apport philosophique. Pour bien comprendre un texte, il faut avoir un regard philosophique dessus, cela ouvre l'esprit à l'intelligence du texte. Essayez de me dire quelle est la frontière exacte entre un texte littéraire et un texte philosophique, cette frontière est très difficile à définir. Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, par exemple, c'est une expérience anthropologique extraordinaire, une expérience du « moi » dans un rapport immédiat de soi à soi, que mes étudiants découvrent avec beaucoup d'intérêt, et en même temps, on peut faire une analyse du même type dans un texte plus littéraire : quelle est l'expérience du moi dans les Poèmes saturniens de Verlaine, avec ce moi impuissant qui se glisse dans le paysage dans Promenade sentimentale : « Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie ». Quel est le rapport du moi au monde dans ces poésies ? Il me semble que le professeur de lettres a besoin de cette bouffée d'oxygène et que c'est comme ça qu'il peut transmettre aux élèves quelque chose qui dépasse les considérations techniques.

SOS Éducation : Vous travaillez vous-même actuellement sur un projet de doctorat sur la compréhension de l'institution scolaire chez Hegel, après vous être intéressée au sens de la parole chez Heidegger. Comment votre pratique de l’enseignement irrigue-t-elle ce travail de recherche philosophique ?

Claire Lebrethon : Ma pratique de l'enseignement est sans cesse remise en question et enrichie par la réflexion que je pose sur l'acte d'enseignement. Toute décision pédagogique demande ensuite qu'on l'examine et qu'on voie ce qui a été enrichissant, ou non, pour l’enfant. Il faut absolument que la réflexion critique et la prise de distance soient présentes. C'est, en réalité, une question d'anthropologie : nous travaillons pour l'enfant, pas pour des idées de liberté, d'égalité, de laïcité ou de réussite. On travaille pour un enfant qui, pour une part, nous échappe parce qu’il est profondément libre : on va solliciter chez lui cette liberté et la faire grandir. Notre pédagogie doit être intégralement au service de la construction de cette liberté de pensée et d'agir de l'enfant.

Je travaille sur Hegel, dont la pensée anthropologique est peu connue mais très riche : tout dans l'homme, pour Hegel, est intéressant. Il a des pages sublimes sur la vie intra-utérine, sur le tout premier réveil, sur l'alternance entre éveil et sommeil… À partir de là surgissent les questions éducatives sur fond de processus immanent : l'enfant demande à être éduqué, dit Hegel. Je pense que c'est profondément vrai et je le vois sans cesse à la façon dont réagit un enfant à qui on s'adresse bien. Le talent du professeur est d'aller chercher la dynamique qu'il y a en l'enfant. Hegel a une réflexion très intéressante sur le rôle de l'école, en tant que lieu qui n'est plus la famille mais qui n'est pas encore la société, lieu transitoire où l'enfant se construit en dehors des problématiques « de l'homme fait », c'est-à-dire de l'homme qui doit mettre les mains dans le cambouis de la marche de la société. Hegel accorde énormément d'importance à ce stade dans la construction de l'enfant et de l'adolescent, sachant que cette période transitoire prépare la vie d'adulte. Cette pensée hégélienne, qui s'enracine bien sûr dans son contexte historique, donne avec une acuité philosophique géniale, à réfléchir sur le vide vertigineux de notre conception actuelle de l'éducation et de l'école, conception qui cherche vainement son anthropologie.

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« L'école est intrinsèquement liée à la conception que nous avons de l'être humain »

18 mai 2017

Entretien avec Natacha Polony, agrégée de Lettres, journaliste et essayiste, spécialiste des questions d'éducation. Elle a récemment lancé une web TV, polony.tv. Elle est interrogée par Jean Paul Mongin, délégué général de SOS Éducation

SOS Éducation : Vous êtes agrégée de lettres, vous avez été professeur et vous avez quitté l'enseignement et pourtant, vous n'avez jamais cessé de vous intéresser à l'école. D'où vous vient cette passion pour la question éducative ?

Natacha Polony : C'est une passion de la transmission, de tout ce qui nous sort de l'immédiateté de notre vie. Dans le choix de passer l'agrégation, d'aller enseigner un an dans l’Éducation nationale et neuf ans à la faculté Léonard-de-Vinci, il y a l'idée que la culture que j'ai reçue, qui m'a transformée et m'a fait cheminer, est le patrimoine de tous ceux qui n'en ont pas. Et la seule façon de leur transmettre, c'est l'enseignement. Les enfants qui n'ont pas, dans leur famille, accès à ce capital culturel, pour parler en termes sociologiques, ne le trouveront qu'à l'école, où des professeurs pourront leur transmettre.

SOS Éducation : Vous avez écrit, il y a une dizaine d'années, un livre de propositions sur l'école, où vous préconisiez de revenir à un ministère de l'instruction publique. Quel sens a pour vous ce changement de terminologie ?

Natacha Polony : C'est une proposition qui n'implique pas que j'estime qu’il est du rôle de l'école de négliger la dimension morale de l'éducation. C'est simplement qu'en parlant d'instruction, il me semble important de rappeler que le rôle de l’École est de transmettre des savoirs considérés comme universels, qui transforment et émancipent l'individu. En fait, l'école républicaine a pour fondement l'idée que la puissance publique doit l'instruction au peuple – ce sont les termes mêmes de Condorcet – parce c'est par cette instruction que l'on fait des hommes libres, qui peuvent ensuite exercer leur rôle de citoyen. Il n'y a pas de démocratie sans un peuple éduqué. Quels sont les savoirs transmis et comment doit-on les transmettre ? C'est tout le débat à mener. Avec le terme d'instruction, on remet l'accent sur cette idée. Mais c'est un symbole et je ne crois surtout pas qu'il faille expliquer qu'artificiellement, l'école ne doive s'en tenir qu'à l'instruction. Évidemment, de nos jours, elle a beaucoup trop basculé de l'autre côté, c'est-à-dire dans l'idée que le rôle de l'école serait d'épanouir les individus et de leur permettre de développer leurs capacités. C'est une vision excessivement utilitariste de l'école qui prévaut, et qui est en train de tuer l'école républicaine. L'idée que le savoir serait un capital et qu'il appartiendrait à chacun de le faire fructifier fait de l'école un service rendu aux familles, un service qui est aujourd'hui public mais qui pourrait aussi bien être privé, puisque à partir du moment où on considère que c'est un service, il peut être libéralisé. Le développement de ce capital aurait pour but de s'intégrer à un milieu professionnel et dans la société. C'est la négation absolue de la conception du savoir développée en Occident à travers l'humanisme et les Lumières, car la révolution humaniste consiste à estimer que le savoir nous transforme, qu'il déploie l'humanité en nous. Attention, cela ne signifie pas qu'un individu qui n'est pas cultivé ou qui ne possède pas ces savoirs, est moins humain ou moins digne ! Mais chacun doit avoir la possibilité de développer cette humanité en lui et de penser le monde à l'aune du savoir qu'il aura accumulé : c'est la condition de l'émancipation. Nous avons tourné le dos à cette conception au nom d'un utilitarisme absolu.

SOS Éducation : Vous rattachez l'école à une anthropologie de l'émancipation, alors que les « pédagogistes » se réclament eux-mêmes d'une pédagogie de l'émancipation. Où passe la ligne de fracture ?

Natacha Polony : Elle est justement dans le rapport que l'on a à la pensée humaniste. Il y a différentes manières de croire qu'on émancipe : estimer qu'on émancipe un individu en lui faisant développer ce qu'il est, au détriment de ce qu'il pourrait être, me semble une conception dévoyée. Ce que nous demandent les tenants des pédagogies constructivistes et des réformes récentes de l’Éducation, c'est de considérer que tout individu porte en lui potentiellement ses compétences (qui ont remplacé les savoirs), et qu'il nous appartient seulement de lui permettre de les déployer, sans jugement extérieur et sans hiérarchie, donc en considérant que tout se vaut, que toute compétence vaut une autre et que tout cela doit avant tout viser l'égalité.
Ainsi, si les gens sont discriminés ou dominés par les autres, c'est parce que les critères de domination cherchent à imposer un savoir et une culture, qui seraient ceux des classes dominantes. C'est une vision du monde qui le sépare entre dominants et dominés et qui évacue ce que le savoir contient en lui-même et pour lui-même, c'est-à-dire toute la richesse humaine que peuvent porter un texte de littérature, tel moment d'histoire ou telle connaissance géographique. C'est une vision qui oublie le fait que l'être humain est grand quand on lui donne la possibilité d'aller au bout de lui-même. Cette vision utilitariste oublie la grandeur et la profondeur du respect de l'humain. Ce respect repose sur ce que Saint-Exupéry développe très bien dans Citadelle, c'est-à-dire sur l'idée que le respect, c'est justement de ne pas sacrifier l'individu à venir et potentiel, parce qu'on veut à tout prix respecter l'individu présent. Saint-Exupéry dit que « si tout être humain est respectable, ses carences et ses blessures ne le sont pas ». C'est bien ça que nous devons ressentir face à un élève qui ne sait pas : lui est respectable mais le professeur n'a pas à respecter son manque, il doit venir le combler pour qu'il puisse donner la plénitude de ce qu'il est car quiconque, peu importe son origine ou sa naissance, a potentiellement en lui la capacité à se dépasser.

SOS Éducation : On voit très bien, dans votre propos, comment un rousseauisme vulgarisé et mâtiné des apports de Bourdieu, a pu aboutir à ce dévoiement des finalités de l'école. Mais l'école a-t-elle jamais eu comme projet cet horizon humaniste que vous décrivez et que vous souhaitez pour elle ? Si on se place dans une perspective historique, le système éducatif s'est construit dans un but avant tout idéologique : c'est après le coup de tonnerre du plébiscite qui a porté Napoléon III à la présidence avant son coup d’État, que les républicains ont conçu ce projet éducatif qui devait permettre que ça n'arrive plus. L'école de la IIIe République s'est construite avec l'idée de préparer la revanche, d'une part, de lutter contre l'ennemi confessionnel, d'autre part, et de subvenir marginalement aux besoins de l'empire colonial. Si elle a produit, à un moment, du mérite, de l'excellence et de l'humanisme, c'est toujours d'une certaine façon en dépit d'elle-même et on pourrait considérer qu’elle a avant tout survécu comme structure idéologique, même si le contenu de l'idéologie a passablement changé…

Natacha Polony : Je suis entièrement d'accord, c'est pour cela que je ne souhaite absolument pas revenir à une supposée école d'antan et que cette accusation est aberrante. J'ai conscience de la réalité de ce qu'a été l'école, qui a été structurellement inégalitaire dans son histoire. Je n'ai aucune envie de revenir au tri des élèves selon leurs conditions sociales. Le problème n'est pas là. Il y a ce qui a été la réalité de l'école et il y a un idéal : dans la conception que Condorcet développe de l'instruction publique, on perçoit cet idéal. Qu'il n'ait pas été mis en œuvre de cette façon-là, ce n'est pas le problème : la question concerne ce que nous, aujourd'hui, nous devons considérer comme l'école qui soit la plus digne de notre vision de l'homme et la société dans laquelle nous souhaitons vivre. Quelle est notre vision de la dignité humaine et de l'émancipation des individus, qui doivent constituer un peuple souverain qui va décider, démocratiquement, de son destin ? Voilà les questions à se poser pour savoir quelle forme doit avoir l'école. Il ne s'agit pas de se donner des modèles qui seraient ceux de telle ou telle époque. La question, c'est de se souvenir que l'école est intrinsèquement liée à la conception que nous avons de l'être humain et la conception qui me semble la plus élevée est celle qui émerge avec l'humanisme. Les enjeux du monde d'aujourd'hui rendent nécessaire de penser l'école et de la construire telle qu'on peut la déployer à partir de cette vision de l'homme.

SOS Éducation : Quelles seraient les réformes institutionnelles à mettre en œuvre pour permettre à cette école de se construire ?

Natacha Polony : J'ai donné la philosophie générale mais, ce qui compte, c'est ce qui se passe, en pratique, dans les classes. Pour que cette philosophie aboutisse à quelque chose dans les classes qui ne vire pas au cauchemar – car l'enfer est pavé de bonnes intentions –, il faut, avant tout, se demander quelles méthodes d'apprentissage permettent aux enfants de s'approprier des savoirs universels, qui vont leur permettre de fonder leur jugement. Cela nécessite, avant tout, de reconstruire un Institut national de la recherche pédagogique, qui ne considère pas que la modernité doit jeter aux orties tout ce qui a été pensé avant. En termes d’enseignement, beaucoup de choses intéressantes ont été produites au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il serait urgent de se pencher, par exemple, pour l’enseignement des mathématiques dans les petites classes, sur toutes les réformes pédagogiques qui ont eu lieu durant les précédentes décennies, cela nous éviterait d'avoir aujourd'hui des dyscalculies ou des incapacités totales des élèves à s'approprier les grandeurs, les opérations fondamentales et les nombres. On est en train de détruire ce qui a fait une des gloires de la France, son école de mathématiques, justement car on a négligé le vrai enseignement pédagogique.

Cet Institut national de la recherche pédagogique ne devrait pas être tenu par des idéologues mais devrait regarder quelles sont réellement les méthodes qui fonctionnent, en allant se plonger dans des vieilleries telles que les dictionnaires de pédagogie, comme celui de Ferdinand Buisson, dans de très vieux manuels de pédagogie pour en comprendre la logique et concernant, par exemple, la manipulation dans l'apprentissage. Une fois qu'on aura mis en place une recherche objective sur les méthodes, il serait intéressant que la formation des enseignants leur permette de s'approprier tout ça. Aujourd'hui, ils dépendent des méthodes qui leur ont été inculquées dans les écoles professorales – et avant ça, dans les IUFM – qui ont nettoyé les savoirs qui étaient ceux du métier d'instituteur. On a assisté à une éradication, une perte totale de savoir-faire. Or, l'enseignement est un savoir-faire, c'est un artisanat : quand on a perdu le geste, il est extrêmement compliqué de le retrouver.

SOS Éducation : Mais même si on retrouve ce savoir-faire pédagogique, y aura-t-il encore des personnes suffisamment compétentes, des candidats au professorat suffisamment qualifiés, afin de pouvoir restaurer le système éducatif ?

Natacha Polony : Il y a un énorme travail à faire puisque les enseignants actuels sont le produit eux-mêmes d'un système qui a perdu ces savoir-faire : les jeunes gens qui passent actuellement les concours d'enseignants n'ont pas bénéficié, par exemple, d'un enseignement de la grammaire qui soit le minimum de ce qu'on doit connaître en la matière. Mais ça peut se reconstruire, en s'appuyant sur des personnes qui travaillent, qui produisent des manuels, qui essaient de prendre ce qu'il y a de meilleur dans les anciennes et nouvelles méthodes. En s'appuyant sur eux et en formant de nouvelles générations de professeurs, on peut y arriver, mais c'est un travail de longue haleine, ça ne se fera pas en claquant des doigts, car aujourd'hui, les jeunes gens qui passent le concours de professeur avec un bac + 5, n'ont certainement pas le niveau des professeurs qui sortaient d'écoles normales après un bac.

SOS Éducation : N'y a-t-il pas également, plus largement, un problème culturel dans nos sociétés, une sorte d'aversion au savoir, de mépris de ce qu'est l'école, non pas pour ce qu'elle est devenue mais pour ce qu'elle représente encore ? Si l'école de la IIIe République a pu permettre à des enfants de milieu populaire de réussir, c'est parce que l'instituteur qui arrivait dans la commune de campagne, qui s'adressait à des petits paysans qui parlaient patois chez eux, qui n'avaient pas un livre à la maison, bénéficiait d'un certain regard de la société dans laquelle il s’insérait et du soutien de sa hiérarchie. Or, tout cela a profondément évolué. Peut-on refaire de l'institution scolaire ce sanctuaire désirable ?

Natacha Polony : Là encore, c'est un travail de très longue haleine. Effectivement, on ne peut pas seulement jeter la pierre à l'école, même si je maintiens que la question des méthodes est absolument première et cruciale. Mais les enfants qui arrivent à l'école ne sont effectivement pas ceux d'autrefois. Très souvent, ils arrivent avec, en tête, les modèles que leur a donnés la société, avec un mépris du savoir absolu. Ils ont aussi accès à des technologies qui permettent à la société de consommation de les prendre en main. Ce ne sont pas des enfants qui possèdent, comme le petit paysan du XXe siècle, un savoir extrascolaire qui donne les bases du bon sens. Le petit garçon de jadis, qui parlait patois chez lui, avait le respect de l’enseignement mais avait surtout une connaissance de base sur laquelle le professeur pouvait s'appuyer : l'enfant savait comment une plante pousse, ce que sont les forces car il avait construit un petit moulin dans un ruisseau et avait compris son mouvement. Ce sont des choses qui ont l'air insignifiantes mais elles construisent une pensée : c'est là-dessus que s'appuyait pédagogiquement le professeur. Aujourd'hui, c'est très différent : l'enfant qui arrive n'a pas ces connaissances. Tout est à rebâtir. L'enfant actuel est dans une carence sensorielle absolument majeure, que notre société actuelle creuse à travers la télévision, à travers la consommation de produits industriels, la façon dont on le rend dépendant de la publicité. Tout ce système n'aide pas le professeur et l'école : il va falloir reprendre en main tout cela et envoyer aux parents un message de responsabilité, il faut leur expliquer ce qui fait du mal à l'enfant. Il faut, par exemple, leur dire qu'envoyer l'enfant à l'école après l'avoir laissé regarder des dessins animés, c’est rendre impossible le travail du professeur. D'ailleurs, il faut noter que les principaux cadres du numérique de la Silicon Valley mettent leurs enfants dans des écoles sans écran, c'est extraordinaire ! Ils sont beaucoup plus lucides que tous nos gentils idéologues.

SOS Éducation : Vous dites, très justement, que tout est à reconstruire. Eu égard à l'énormité de la tâche et à la rareté des compétences pour opérer cette reconstruction, une solution intermédiaire ne serait-elle pas de créer des sanctuaires, avec leurs propres instituts de formation des maîtres, et de développer une offre d'écoles autonomes ?

Natacha Polony : La question n'est pas celle du pluralisme scolaire. La question est : est-ce que ce que je viens de dire peut être fait dans l’Éducation nationale et si non, va-t-on le faire ailleurs ? Je ne perds pas espoir dans le fait qu'on puisse reconstruire l’Éducation nationale car je pense qu'il n'y a que la puissance publique qui puisse préserver la dimension essentielle de l'école, qui est celle du creuset national. Qu'on fasse des choses bien ailleurs – j'ai moi-même expliqué avoir beaucoup d'estime pour le travail des écoles Espérance banlieues, que je soutiens car je pense qu’elles font le travail que devrait faire l’Éducation nationale – est une chose, mais mon souhait n'est pas qu'on développe à l'infini les modèles d'école hors contrat, ce qui amènerait le développement d'autres modèles d'écoles, qui n'auraient pas la dimension aconfessionnelle d'Espérance banlieues, qui n'auraient pas cette capacité à penser le rapport à la nation... Si je soutiens Espérance banlieues, c'est comme un pis-aller en espérant que cela va constituer un modèle pour que l’Éducation nationale puisse retrouver ce qu'elle doit être. Je ne soutiens donc pas les modèles hors contrat ; en revanche, comme le disait Clemenceau, « quand il y a le feu à la maison, on ne regarde pas qui passe les seaux d'eau ». Mais il n’y a pas de solution dans l'explosion du système public : au contraire, je pense que ces forces centrifuges risquent de détruire la capacité de ce qui reste à mélanger un tout petit peu des gens qui ne pensent pas la même chose, qui n'ont pas la même histoire familiale ou sociale. Bien sûr que l’Éducation nationale ne joue plus ce rôle car il y a des ghettos scolaires, mais si on accepte l'éclatement du système, alors ce sera encore pire. C'est au sein du système public qu'il faut reconstruire l’école.

SOS Éducation : Pour finir, pouvez-vous nous raconter votre plus beau souvenir d'école ?

Natacha Polony : J'ai des souvenirs merveilleux d'un professeur de français de 6e, qui nous racontait les contes de Perrault en nous en montrant toute la noirceur, avec une ironie fabuleuse, et je n'ai retrouvé ce plaisir dans un cours que bien plus tard, en khâgne, où ma professeur de lettres passait quatre heures sur un vers de Mallarmé. Il y avait, tout à coup, un monde qui s'ouvrait : on jouait avec les sonorités, on réfléchissait à la capacité du langage à nommer l'être, l'essence des choses, et c'est là que j'ai compris ce qu'était la littérature. J'aurais voulu que n'importe quel enfant ait la chance de rencontrer, un jour dans sa scolarité, simplement un professeur comme cela, pas plus. Il n'y a pas plus de génies chez les profs qu'ailleurs, il y a des très bons, des très mauvais, et beaucoup de médiocres, mais si chaque enfant a la chance de rencontrer, une fois dans sa scolarité, ce professeur qui va susciter cet émerveillement, cette respiration incroyable, alors nous sommes sauvés.

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« Il faut évoluer vers une très grande régionalisation du système »

17 mai 2017

Bernard Toulemonde a exercé de nombreuses fonctions dans le système scolaire. Il a notamment été plusieurs fois recteur, et directeur de l'enseignement scolaire. Dans un livre publié au début de l'année, Et si on tuait le mammouth ?(2), il propose une déconcentration radicale de l'Éducation nationale. Il est interrogé par Jean-Paul Mongin, délégué général de SOS Éducation.

SOS Éducation : Le titre de votre dernier ouvrage, « Et si on tuait le mammouth », a été un pavé dans la mare. D’autant qu’il intervient une quarantaine d’années après un autre de vos livres, Petite histoire d’un grand ministère : l’Éducation nationale, beaucoup plus élogieux. Qu’est-ce qui a fait que votre vision du système éducatif a changé ?

Bernard Toulemonde : Je pense que ma vision et le système ont tous les deux changé. Depuis mon livre Petite histoire d’un grand ministère, sorti en 1988, les choses n’ont malheureusement pas évolué dans le bon sens : d’abord, parce que les résultats du système éducatif français se dégradent d’année en année et que le creusement des inégalités est patent. Il faut agir de façon plus radicale qu’en 1988. Mon expérience du système a montré que les défauts de centralisation de ce dernier s’aggravent : depuis 1997, le ministère sort, par an, 225 circulaires. Il faut mettre fin à ce système où le ministère et le ministre se croient omniscients et interviennent sans arrêt sur tous les sujets comme si, dans les établissements, dans les académies, les gens n’étaient pas assez intelligents pour lire et comprendre les textes de décret…

SOS Éducation : Vous avez exercé à peu près toutes les fonctions dans le milieu éducatif – surveillant, enseignant, recteur, inspecteur général, DGESCO, etc. ce qui vous en donne une vision transversale. Selon vous, peut-on pointer un échelon où cela commence à dysfonctionner ?

Bernard Toulemonde : Le ministère, où j’ai passé une bonne partie de ma vie professionnelle, est de plus en plus coupé des réalités locales : le système traditionnel, s’il a fonctionné autrefois, ne fonctionne plus. Aujourd’hui, le ministère parle assez largement dans le vide, il fait des prescriptions dont on ne sait pas si elles sont exécutées ou non. Prenons l’exemple de la réforme des collèges : il y a autant de déclinaisons de cette réforme qu’il y a de collèges en France ! Chacun a fait un peu comme il pouvait et comme il voulait. Autre exemple : les classes bilangues, que la ministre voulait supprimer. Résultat : dans l’académie de Paris, elles sont toutes restées ; et dans d’autres académies, il y en a par-ci, par-là. Ce système centralisé a trouvé ses limites.

SOS Éducation : Cela est-il lié à la massification, à un effet de seuil ?

Bernard Toulemonde : Il est certain qu’il y a un effet de taille, avec les 12 millions d’élèves, les 1,2 million d’agents… Mais, surtout, les gens n’acceptent plus d’être pris pour des pions. Autrefois, le système napoléonien fonctionnait bien car, à tous les échelons - les recteurs, les inspecteurs d’académie, les chefs d’établissement, les enseignants - on acceptait les ordres venus du sommet. Aujourd’hui, les personnels sont différents : ils sont plus instruits, ils ont plus d’autonomie personnelle et ne veulent plus être pris pour de simples exécutants. À mon avis, les enseignants étant des cadres, on peut leur laisser des marges d’autonomie collective. C’est pour cela que je préconise une évolution vers les curricula, plutôt que d’en rester aux programmes scolaires, car ils laissent des marges de manœuvre aux équipes locales du point de vue des méthodes, des horaires…

SOS Éducation : À cette autonomisation progressive du système éducatif devraient faire pendant des mécanismes d’évaluation…

Bernard Toulemonde : Absolument : il n’y a d’autonomie sans responsabilité. Or, aujourd’hui, il y a peu ou pas d’évaluation. Nous sommes le seul pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qui ne sait rien des résultats de ses écoles primaires ! On sait qu’un cinquième des élèves qui en sortent ne savent pas lire… Mais on ne connaît pas le détail, école par école. On a fait quelques progrès notables pour les établissements secondaires, surtout pour le lycée, avec les indicateurs qu’on appelait autrefois les indicateurs Ipes (Indicateurs pour le pilotage des établissements du second degré), qui sont devenus Ival (Indicateurs de valeur ajoutée des lycées). Mais on est encore loin de ce qui se passe à l’étranger, en Angleterre par exemple, qui a mis en place beaucoup de mécanismes d’évaluation, notamment ce test de déchiffrage que passent tous les élèves de CE1, dont les résultats sont transparents, établissement par établissement, et qui a contribué à une inflexion pédagogique dans le sens d’une plus grande efficacité.

SOS Éducation : Votre vision, toutes choses égales par ailleurs, est assez proche de celle de Jean-Michel Blanquer…

Bernard Toulemonde : Oui, tout à fait, c’est d’ailleurs un ami. Nous sommes assez proches sur les diagnostics et sur les solutions. Il reste cependant un peu plus jacobin, alors que je pense qu’il faut évoluer vers une très grande régionalisation du système. On doit recentrer le ministère sur sa fonction stratégique de fixation d’objectifs nationaux, d’évaluation globale du système et d’allocation des moyens.

SOS Éducation : En somme, vous proposez de dissocier la fonction de régulation du système scolaire de la fonction d’opération de l’offre scolaire. Une telle vision rencontre, au moins, deux obstacles majeurs : le premier est idéologique, c’est le projet de l’instruction commune, nationale ; le second est plus corporatiste, avec les réactions des enseignants et des organisations syndicales qui pourraient suivre une loi d’autonomisation…

Bernard Toulemonde : Sur le premier point, on nous oppose effectivement le fait que nous allons accroître les inégalités. Ma réponse est claire : peut-on faire pire que ce qui est fait aujourd’hui ? Qu’y a-t-il de commun entre le collège François-Villon à Fauville-en-Caux, qui est un établissement rural ; le collège Robespierre de Saint-Etienne-du-Rouvray, un établissement avec presque uniquement des enfants issus de l’immigration ; et celui de Camille-Saint-Saëns, à Rouen, avec des enfants de cadres supérieurs et de professions libérales ? Il n’y a aucune égalité entre les enfants de ces établissements.
Je m’intéresse beaucoup aux travaux d’une chercheuse de Science po Grenoble, Claire Dupuy, qui va sortir un livre sur la comparaison de la régionalisation en Allemagne et en France, et qui montre que les régions françaises, comme les Länder allemands, participent beaucoup plus à l’égalité du système qu’à sa différenciation. C’est un vrai paradoxe par rapport à l’idéologie ambiante : en fait, l’uniformité dans le système actuel est le meilleur moyen de maintenir les inégalités.
Sur le deuxième obstacle, dans mon dernier livre, je préconise de ne pas voter de lois, mais plutôt de mettre en œuvre des petites mesures localement, là où les gens le souhaitent. Une des mesures que nous proposons tout de suite, c’est le profilage des postes. Aucun texte ne l’interdit et le Conseil d’État a jugé légale sa mise en place dans les établissements Éclair. Mais attention, pour moi, l’autonomie des établissements ne repose pas sur le chef d’établissement : il ne s’agit pas de faire de lui un proconsul, il s’agit au contraire de construire une véritable communauté éducative. Le profilage des postes doit donc être fait en équipe. Ça se passe partout dans la fonction publique, en dehors de l’Éducation nationale, dans les entreprises privées… Il ne s’agit que de chercher l’adéquation entre les personnes et les missions ! Les enseignants ne sont pas des véhicules tout-terrain, fabriqués à la chaîne, et qui seraient bons n’importe où ; chacun a ses goûts, ses talents… C’est l’évidence même. Des expériences ont été menées : un recteur de l’académie de Strasbourg avait dit qu’il soutiendrait les chefs d’établissement qui voudraient avoir recours au profilage des postes… Et donc, pendant que ce recteur était en fonction, 20 à 30 % des postes ont été profilés. Cela n’a suscité aucune réaction en France.

SOS Éducation : Pensez-vous que le système éducatif français puisse être sollicité par ses marges, c’est-à-dire par le privé sous contrat, dont vous affirmez, dans votre livre, qu’il peut être le modèle de ce qui pourrait moins mal fonctionner ? On peut également penser aux établissements indépendants de type école à charte, sur le modèle des Charter Schools de l’Angleterre. Quelle est votre position sur le développement d’une offre indépendante, qui pourrait pourvoir à certains besoins scolaires spécifiques auxquels le système scolaire actuel ne répond plus, mais qui pourraient également être des établissements d’excellence, avec des pédagogies innovantes ?

Bernard Toulemonde : On m’en parle souvent car je suis un spécialiste de l’enseignement privé, que je connais bien en tant que juriste. Mais je pense que la priorité des priorités est de faire avancer l’enseignement public car, si on développe les innovations aux marges du système, cela signifie qu’on renonce à modifier le système. C’est sûr qu’un gouvernement pourrait très bien lâcher les choses, pour l’enseignement sous contrat ou pour le hors contrat, et je vois assez bien quelles méthodes politiques ou financières on pourrait alors utiliser. Mais cela signifie qu’on renonce à ce qui est l’essentiel : les 80 % des élèves de l’enseignement public.

SOS Éducation : En même temps, ces initiatives, dans le privé ou dans les structures indépendantes, pourraient amener une réforme du public par émulation. Par exemple, la Bretagne, une des régions de France où l’école publique fonctionne le mieux, est aussi une région où 40 % des élèves sont dans le privé… N’y a-t-il pas là un effet d’émulation vertueux, qui oblige les établissements publics à se battre pour conserver leurs élèves ?

Bernard Toulemonde : La question n'est pas celle du pluralisme scolaire. La question est : est-ce que ce que je viens de dire peut être fait dans l’Éducation nationale et si non, va-t-on le faire tout à fait, je le dis d’ailleurs dans mon livre dans le chapitre sur le privé : l’émulation a du bon et la Bretagne et les Pays-de-Loire en sont des exemples. C’est d’ailleurs plus vrai pour la Bretagne, où il y autant d’élèves dans le public que dans le privé. Le privé essaie de prendre ce qu’il y a de bon dans le public et inversement. Malheureusement, ce n’est pas le cas dans les autres régions : la région parisienne, par exemple, est paroxystique du point de vue des inégalités sociales dans le milieu scolaire. Je crains pour la France ce qui se passe dans un certain nombre de pays étrangers, où le public est devenu le dépotoir des enfants dont personne ne veut dans les établissements privés.

SOS Éducation : Mais prenons par exemple un élève d’Espérance banlieues, qui coûte environ 4 000 euros par an, quand un de ses camarades coûte 6 500 dans le public. Si on finance des écoles Espérances banlieues cela permet de dégager des marges pour pouvoir offrir un service de meilleure qualité…

Bernard Toulemonde : J’explique dans mon livre que le privé sous contrat coûte beaucoup moins cher, les options sont par exemple quatre fois moins chères que dans le public. Je dis même que le privé sous contrat est une bénédiction pour les finances publiques ! Mais, honnêtement, les familles qui mettent leurs enfants dans les établissements Espérance banlieues sont des familles qui ont fait un effort, c’est presque déjà gagné. Alors que les autres sont tellement démunies qu’elles ne font aucun effort d’aucune sorte…

SOS Éducation : Nous avons évoqué des systèmes qui ont mis en œuvre une autonomie plus importante : on cite toujours la Finlande qui ne doit pas sa réussite au miracle des pédagogies actives mais plutôt au système de gouvernance que vous préconisez, mais il y aussi l’Angleterre ou la Suède. On peut voir que cette autonomie a produit un certain nombre d’externalités négatives, qu’il s’agisse dans le cadre de l’Angleterre d’une dérive à tendance commerciale de la concurrence entre les établissements, ou, pour la Suède, d’un affaissement du niveau et des résultats dans les tests internationaux. Quelle est, selon vous, la juste place de l’État, pour garder un certain niveau d’exigence et de qualité dans le système éducatif de demain ?

Bernard Toulemonde : Pour avoir travaillé au ministère, je me suis rendu compte d’une chose : le ministère s’occupe d’un tas de détails, notamment dans la gestion du personnel, mais ne s’occupe pas des grandes choses, c’est-à-dire de la régulation du système, de l’évaluation. C’est la même chose dans les rectorats d’académie où on « gère », toute la journée, de nombreuses questions qui devraient être résolues facilement au niveau des établissements. L’État doit redevenir stratège : il doit s’occuper de la régulation d’ensemble. Quand il y a des dérives, quand les bornes de l’acceptable sont dépassées, l’État doit intervenir. Or, aujourd’hui, il ne le fait pas, car il est complètement absorbé par les détails de la gestion. Je pense qu’il faut recadrer ces structures de façon à mettre les autorités académiques au service des établissements scolaires. C’est une conversion, du top-down au down-top. Les autorités académiques et le ministère doivent avoir le rôle de garants de l’égalité d’ensemble, de l’équité et du bon fonctionnement global du système.

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« Faire émerger un tiers de confiance »

16 mai 2017

Éric Mestrallet, chef d’entreprise, est le fondateur et président de la Fondation Espérance banlieues. Il est interrogé par Jean-Paul Mongin, délégué général de SOS Éducation.

SOS Éducation : Comment l’initiative de la Fondation Espérance banlieues est-elle née ?

Eric Mestrallet : La Fondation Espérance banlieues est née de manière très concrète, sur le terrain, à partir d’une initiative que nous avons lancée à l’école de Montfermeil, en Seine-Saint-Denis. En discutant avec le maire de cette commune et d’autres responsables de la société civile, nous nous sommes aperçus qu’il y avait un déficit de solutions scolaires, que certaines choses ne fonctionnaient pas. Certains enfants ne parvenaient pas à rentrer dans un processus d’apprentissage qui leur permettrait de devenir, demain, des hommes et des femmes libres, aptes à prendre des décisions d’adulte. Ils étaient emprisonnés dans des déterminismes sociaux, communautaires, économiques… Un écart se creusait entre ces jeunes et le reste de la société. Seraient-ils les futurs exclus de la République ? Inacceptable pour un pays développé !

À ce constat s’est ajoutée mon expérience personnelle. En tant que chef d’entreprise, il m’est arrivé à plusieurs reprises de participer à des processus de recrutement et donc de rencontrer des personnes de banlieues comme potentiels salariés. Je les voyais comme des personnes qui avaient des compétences mais auxquelles il manquait un savoir-être. Fondamentalement, je voyais qu’ils auraient du mal à s’intégrer et donc, à contribuer positivement au bien commun de l’entreprise. Il fallait donc trouver des solutions car cette situation créait, à terme, une injustice intolérable.

Je me suis également questionné, en tant que père de famille, sur ce que je pouvais raconter à mes enfants de ces concitoyens et de leurs enfants présents en banlieues. Pouvait-on leur parler d’un avenir commun ? La solution n’est jamais dans la construction de murs ou de frontières…

Fort de ces constats, je me suis dit qu’il fallait faire preuve d’innovation. J’ai donc essayé, en capitalisant sur un certain nombre d’initiatives, de créer une école pilote, en 2012. Depuis cette date, cette école a eu des petites sœurs à Marseille, Asnières Quartier Nord, Roubaix, Mantes-la-Jolie, Sartrouville, Pierre-Bénite et Saint-Etienne... Là aussi, à chaque fois, le même constat était dressé par des personnes de la société civile, qui déploraient qu’à deux pas de chez eux, des gens aient une espérance scolaire inférieure de cinq ou dix ans. Ces fameux « exclus » du système scolaire sortent de l’école sans diplôme : cela signifie malheureusement parfois qu’ils n’ont pas appris le minimum nécessaire pour agir en hommes et femmes libres. En tous cas, cela signifie souvent qu’ils n’ont pas les compétences qui vont leur permettre d’accéder à un travail, qu’ils n’ont pas les codes pour interagir avec autrui. Ce sont des personnes en souffrance et qui représentent une fraction importante de la population : on parle de 100 000, de 150 000 personnes qui partent chaque année sans ce minimum vital pour s’investir dans le pays.

S’attaquer à ce flux me semble indispensable et la meilleure manière pour le faire est d’agir le plus en amont possible. D’où le fait de se focaliser sur des écoles qui vont du CP à la 3e, de créer une espèce de cocon dans lequel les enfants vont trouver de la confiance, qui va leur donner l’envie d’acquérir ces savoirs fondamentaux. Parmi ces savoirs, il y a, bien évidemment, lire, écrire et compter, mais aussi des matières qui permettent de construire son identité, de se situer spatialement et temporellement, donc de la géographie et de l’histoire, pour qu’ils puissent s’approprier le patrimoine dont ils sont dépositaires et ainsi, le transmettre et le féconder.

SOS Éducation : Dans la pratique, comment s’organise un de vos établissements ? Quelle taille fait-il ? Comment sont recrutés les enseignants ?

Ce service scolaire s’adresse aux enfants des quartiers déshérités, où il y a une urgence éducative constatée. On va créer un espace relativement petit, accueillant entre 120 et 150 élèves, avec un corps professoral extrêmement présent, qui va transmettre des savoirs acquis après une formation éprouvée. Pour éveiller des vocations chez ces jeunes, il faut bien les connaître et aussi, quelque part, les aimer. On ne peut pas les traiter à la chaîne, de manière industrielle. D’où l’importance des petits effectifs. Le corps professoral doit pouvoir voir les élèves en cours mais aussi à d’autres moments de la journée, durant les déjeuners, les jeux… Ce sont autant d’éléments constitutifs de la pédagogie de l’école : on fait rentrer les élèves dans une communauté, dans une grande famille, qui est le prélude de la grande famille qu’est la patrie.

Nos professeurs sont donc d’abord des éducateurs. Ils ont une formation humaine extrêmement poussée, qui leur permet d’accueillir et d’accepter les enfants tels qu’ils sont, avec leurs difficultés, leurs souffrances et leurs peurs. Ils sont ouverts à la diversité culturelle, bien évidemment, pour pouvoir bien l’appréhender. Ils ont aussi la faculté de travailler en équipe, pour emmener cette centaine d’enfants du CP, l’âge où on commence à découvrir et apprendre, jusqu’au moment où on bascule dans le monde adulte, le brevet. On crée un certain nombre de rites avec, par exemple, la remise d’un uniforme après que les enfants aient manifesté leur adhésion à la communauté éducative, la présence du fanion de l’école et des drapeaux français et européen, pour qu’ils se sentent inclus dans la société. On se focalise particulièrement sur l’apprentissage de la langue française, ainsi que sur la découverte du monde réel, avec des sorties dans la nature et des rencontres avec des professionnels qui viennent leur parler de leur métier…

Bien évidemment, ce projet se fait avec l’aval des parents. Comme nous sommes hors-contrat, il n’y a pas d’automaticité des inscriptions des enfants dans nos écoles. Ne viennent que les enfants dont les parents adhèrent au projet pédagogique. Le corps enseignant, auxiliaire éducatif, a pour rôle d’expliquer aux parents ce projet, de les réinstaurer dans leur rôle éducatif et, plus globalement, de les réinstaurer dans la société. C’est très touchant de voir des parents qui retrouvent, en venant à l’école, le chemin des institutions : celui de la mairie, des services sociaux… Ils se reconstruisent une vie dans la société, en commun. C’est le début de l’interaction : ils ont moins peur de l’altérité et quittent l’exclusivité du système communautaire dans lequel ils sont souvent emprisonnés, pour aller découvrir d’autres personnes, d’autres cultures.

SOS Éducation : Le premier établissement a aujourd’hui cinq ans. Quel bilan tirez-vous de cette expérimentation ?

Je vais être prudent sur les bilans car, statistiquement, nous n’avons pas encore assez de recul. On peut cependant constater plusieurs éléments. Tout d’abord, toute personne qui visite ces écoles constate que les enfants sont souriants, qu’ils ont envie de venir apprendre. La motivation est là. On a un taux d’absentéisme inférieur à la moyenne nationale, et a fortiori extrêmement inférieur à la moyenne locale. Deuxième élément : on arrive, malgré le fait que les premiers élèves qui sont sortis des établissements de la fondation Espérance banlieues n’y ont pas fait toute leur scolarité, à ce que ces derniers obtiennent leur brevet, avec une réussite supérieure à la moyenne locale. Tous les élèves de ces établissements ont trouvé leur vocation : ils ont choisi de manière positive ce qu’ils voulaient faire, et non pas par défaut comme on peut le voir trop souvent.

À Asnières, on a fait passer à tous les élèves, l’an dernier, le concours pour retourner dans le public, au cas où ils aient envie d’y revenir. 100 % des élèves ont réussi les tests. Donc on se dit que le niveau scolaire est suffisant, voire a permis de rattraper un certain nombre d’aléas pour ces enfants. C’est quelque chose dont on peut se réjouir.

Pour pouvoir soutenir un déploiement plus ambitieux d’Espérance banlieues, il faudrait qu’on fasse émerger un tiers de confiance. Il évaluerait et objectiverait les éléments que je viens de vous donner, permettrait de suivre l’enfant après son départ de l’école afin qu’on puisse prouver que le passage par Espérance banlieues apporte un plus à la société qui est durable. Il faudrait des évaluations, en début et fin d’année scolaire, qui mesurent la progression. Cette évaluation servirait à la fois l’enfant et le professeur, pour que ce dernier puisse optimiser l’aide qu’il apporte à l’enfant.

Nos méthodes pédagogiques s’appuient sur un certain réalisme, bien loin des diktats idéologiques. Elles peuvent être à la fois très classiques et très modernes : les professeurs utilisent, par exemple, la méthode de Singapour pour l’apprentissage des mathématiques, et enrichissent la méthode de lecture syllabique de méthodes dites « gestuelles » ainsi que les apports des sciences cognitives. Tous ces éléments sont mis en œuvre dans le souci de s’adapter au mieux à l’enfant et à ses particularités.

SOS Éducation : Vous avez donc créé un modèle qui répond à un vrai besoin éducatif pour notre pays. Comment étendre ce modèle, non pas pour remplacer l’offre publique et privée sous contrat, mais pour, justement, se montrer à la hauteur de l’ensemble des besoins éducatifs ?

Aujourd’hui, l’initiative est financée à 15 % par les parents. Le reste vient de financements privés, des donateurs particuliers, des entreprises ou des fondations. De fait, ça limite très vite le nombre d’écoles. Aujourd’hui, on pourra difficilement faire plus que 15 ou 20 écoles sans des aides publiques. Comme nous avons démontré que notre modèle d’écoles alternatives pouvait revenir moins cher que les écoles traditionnelles, je me demande s’il ne serait pas judicieux de réaffecter vers nos écoles des fonds publics à destination des quartiers difficiles. Cela permettrait de répondre aux besoins du terrain et donc, d’envisager la création de 200 ou 300 écoles. Pourquoi ce chiffre ? Parce qu’aujourd’hui, avec une école à 100 ou 150 élèves, on touche directement 1 000 personnes : les familles, les équipes pédagogiques... Donc, avec 200 à 300 écoles, cela signifie 200 000 à 300 000 personnes concernées, que je vois comme une sorte d’anticorps contre les dérives communautaires et la détresse sociale, pour se projeter dans l’avenir.

Il faudrait faire évoluer un certain nombre de mécanismes. Par exemple, aujourd’hui, si une commune est intéressée par nos méthodes, elle ne peut pas mettre à notre disposition un local. Il faudrait que les acteurs s’intéressent à ce qu’il est possible de faire pour que cette jeunesse, souvent abimée, puisse trouver de la joie dans l’apprentissage. Il faut déterminer comment la commune, le département, la région, les acteurs de la société civile, les grandes entreprises, les grandes écoles, peuvent se mobiliser et dans quel cadre légal ils peuvent le faire.

SOS Éducation : À ces besoins matériels et ces changements législatifs nécessaires s’ajoutent sûrement des besoins humains, car on ne s’improvise pas professeur et éducateur de populations des quartiers en désespérance éducative ?

Oui et non. Oui, car tout le monde ne peut pas s’improviser professeur, surtout avec les caractéristiques que je viens de définir. Mais je pense qu’il y a un vivier très important : nous n’avons aucune difficulté à recruter des professeurs qui ont envie de se « donner », car il y a une notion de don, auprès de ces élèves pendant plusieurs années. La difficulté, c’est de savoir comment on redonne ses lettres de noblesse à la pratique de l’enseignement. Ça passera par un certain nombre de mécanismes de revalorisation des professeurs, des trajectoires professionnelles, d’aller-retour entre le métier d’enseignant et d’autres métiers, car on n’est pas obligé d’enseigner toute sa vie. Sachant qu’en outre, une personne qui a été professeur a un profil qui peut être intéressant en entreprise : cette expérience montre qu’elle a le souci d’autrui, qu’elle sait faire en sorte que les messages qu’elle veut transmettre soient bien compréhensibles. Il y a chez les professeurs une espèce de délicatesse développée dans le rapport à autrui qui est extrêmement profitable au sein d’une entreprise. Elle a aussi développé un leadership très recherché.

SOS Éducation : Vous êtes père de famille nombreuse, vos enfants ont des parcours scolaires extrêmement diversifiés. Qu’est-ce que l’expérience Espérance banlieues vous a appris par rapport à l’éducation ?

Avec cette expérience, j’ai eu plusieurs confirmations. En premier lieu, il n’y a pas deux enfants semblables, donc la pluralité des systèmes scolaires s’impose. L’unicité d’un modèle pédagogique me semble la négation, extrêmement dommageable, de la diversité humaine. Dans un deuxième temps, je pense que donner à ces enfants l’envie d’apprendre et de se projeter dans l’avenir est possible. Enfin, j’ai pu constater que pour l’avenir de leurs enfants, tous les parents sont concernés. Aujourd’hui, on déplore le manque de vivre-ensemble, le manque de racines ou de valeurs communes mais, finalement, je m’aperçois que lorsqu’on se met au chevet de ces enfants, toute la société se reconstruit très naturellement ! C’est très enthousiasmant de voir que, comme l’école dite de la Troisième République, qui avait ses défauts mais qui a été le creuset de la Nation, l’école moderne, sous des formes innovantes, diversifiées, plurielles, peut être une cause nationale, dans la période trouble que nous vivons. L’école peut être une cause qui mobilise tous les Français et leur permet de construire un avenir en commun.

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« Il faut avoir une vision systémique »

15 mai 2017

Jean-Michel Blanquer, ancien DGESCO, est professeur de droit public, président de l'Institut des Amériques (IdA) et directeur général du groupe ESSEC. Il est interrogé par Jean Paul-Mongin, délégué général de SOS Éducation.

SOS Éducation : Sur un certain nombre de problèmes de gouvernance et d’évaluation du système scolaire, vous montrez, Jean-Michel Blanquer, notamment dans votre livre « L’École de la vie », et dans les propositions de réformes que vous avancez dans « L’École de demain », que la question éducative est en un certain sens métapolitique...

Jean-Michel Blanquer : L’éducation est la question politique par excellence, dans le sens où elle est la question cruciale d’une société et qu’elle concerne l’homme en tant qu’il est un « animal politique », comme le dit Aristote, donc comme un être qui interagit avec les autres, grandit grâce à cette interaction, cette transmission. J’entends ici une politique de temporalité profonde, de long terme : c’est là que surgit la contradiction avec la politique dans son sens courant. On peut noter, depuis l’après-guerre, une dérive de l’éducation due au fait qu’elle a été trop saisie par la temporalité politique, par les effets d’alternance et de stop-and-go. Alors qu’on sait que les sociétés qui réussissent – comme la France de la IIIe République – sont des sociétés où il y a d’abord la confiance de l’ensemble de la société dans le système éducatif, et non pas la confiance d’une majorité, qui devient ensuite minorité. Un des grands enjeux de l’avenir est d’avoir des politiques publiques basées sur des critères compréhensibles et partageables par tous, faisant progresser l’école et faisant renaître la confiance. Il faudra donc passer par une dépolitisation – il faut dépasser le clivage droite-gauche – puis par une repolitisation, pour faire comprendre que l’éducation est le sujet le plus important.

SOS Éducation : Cette dépolitisation et cette repolitisation sont-elles possibles en France où, au sein du système éducatif, on observe une concurrence entre deux visions anthropologiques en très forte tension : l’une d’obédience conservatrice – Hannah Arendt dit ainsi que l’école est une structure par nature conservatrice puisqu’elle a vocation à conserver un monde pour pouvoir le transmettre aux générations qui assureront son prolongement – et l’autre émancipatrice – y compris vis-à-vis de l’éducateur qui doit se mettre en retrait ? Comment l’école peut-elle se situer au-delà de ces deux visions, et faire la synthèse des projets qui s’en déduisent ?

Jean-Michel Blanquer : Je pense que la clé de l’éducation est justement dans la réconciliation de ces deux dimensions, qui ne sont pas aussi contradictoires qu’elles en ont l’air. Il faut conjuguer un ancrage dans le passé, consubstantiel à l’éducation, et les enjeux de transmission qu’il comporte. Sur la base de cette transmission, on provoque une émancipation, une liberté, qui est par définition une projection dans le futur et donc l’invention de quelque chose qui n’existait pas auparavant. Tout véritable acte éducatif est donc un acte libérateur. C’est la réconciliation de deux anthropologies : l’une, optimiste, rousseauiste, selon laquelle l’homme naît bon mais se trouve corrompu par la société, et l’autre pessimiste, selon laquelle l’homme naît médiocre, voire mauvais, et la société fait ce qu’elle peut pour y remédier.
Cette réconciliation des anthropologies rejoint une nouvelle approche de l’école qu’on doit avoir, notamment, au travers des sciences cognitives. Ces dernières disent que l’homme naît démuni mais rempli de potentiel, et que c’est l’éducation qui va contribuer à révéler ce potentiel, différent d’un individu à l’autre, en permettant de compenser certaines faiblesses et de développer certaines forces. C’est une nouvelle vision de l’homme : l’homme naît avec un potentiel fantastique et c’est l’éducation qui va activer ce potentiel. Je pense que cette anthropologie est celle du XXIe siècle, celle d’une anthropologie fondée sur un optimisme responsable : « optimisme » car c’est la base de l’éducation, et « responsable » car si on ne fait rien, si on manque de colonne vertébrale dans l’approche qu’on a du sujet, le pire peut se passer, et une sorte d’abêtissement général peut se produire.

SOS Éducation : Cette résolution dialectique par la science n’est pas nouvelle : il y a une sorte de positivisme s’exprimant, d’ailleurs, dans l’expression même de « sciences de l’éducation », qui date du XIXe siècle. Les sciences cognitives apportent-elles réellement quelque chose de nouveau ?

Jean-Michel Blanquer : Il ne faut pas, bien entendu, tomber dans le scientisme : les sciences cognitives ne sont pas l’alpha et l’oméga de ce qu’il y a à dire en matière d’éducation et de psychologie. Par ailleurs, elles ne sont qu’au début de leur développement. Mais on ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas, en ce moment, de fabuleux développements dans notre connaissance du cerveau. À côté des grandes révolutions technologiques que tout le monde voit, il y a une révolution scientifique qui se passe et qu’on doit prendre en compte, sans jugement de valeur. Il n’y a pas rien de nouveau sous le soleil : il ne faut pas baser l’éducation uniquement sur les sciences cognitives mais, inversement, il ne faut pas les ignorer.
Sans sombrer dans un positivisme naïf, il faut donc être en lutte contre les risques de post-vérité qui caractérisent notre époque : les risques de fondamentalisme, de réaction obscurantiste, de superficialité médiatique, menacent notre société. Il faut penser notre éducation de manière humble – on ne pourra jamais dire de choses absolues sur l’éducation et tant mieux – et objectivante – on doit tendre vers l’objectivité. Pour cela, j’ai tenté de montrer dans L’École de demain, qu’on pouvait prendre appui sur trois piliers objectivants : la comparaison internationale, plus forte qu’hier, qui peut susciter une émulation mondiale, et qui permet de voir ce qui réussit, ou pas ; la science cognitive ; et enfin l’expérience accumulée par des siècles d’humanité, de la paideia grecque aux vingt dernières années. Il faut également s’intéresser à la dimension scientifique de l’expérience, l’expérimentation, et être capable d’en faire, de les adapter et de les mesurer. Sur ces bases, il peut se dire des choses fondées sur l’éducation et qui dépassent la simple opinion, laquelle souvent caractérise les positions de clivage qui peuvent exister sur le sujet.

SOS Éducation : Finalement, nous sommes en train de dire que la question la plus essentielle est celle de la construction de protocoles d’évaluation de plus en plus performants, grâce aux apports que vous venez d’évoquer. Ce progrès dans les techniques d’évaluation permet de mettre en œuvre, au sein du système, un principe de subsidiarité, qui entraîne une responsabilisation vertueuse et, de fait, une déconcentration du système éducatif…

Jean-Michel Blanquer : Tout à fait, l’évaluation est un des mots-clés, avec la confiance, la liberté et l’évolution du système grâce aux apports des sciences cognitives. L’évaluation ne doit pas déshumaniser le système, bien au contraire. Un des grands sujets de notre temps est : comment notre monde de plus en plus technologique peut-il être de plus en plus humain ? Et comment l’éducation peut-elle y contribuer ? Il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle machinerie éducative, une nouvelle bureaucratie, mais au contraire de libérer les acteurs. Pour développer l’humain en l’homme et en l’enfant, il faut de la liberté et de la responsabilité. Il faut donc garantir l’autonomie des acteurs, qui sont à même de définir des solutions. Il faut ensuite les évaluer, de façon à ce qu’il y ait de la confiance a priori et du contrôle a posteriori, plutôt que l’inverse.

SOS Éducation : Mais on voit les conséquences que ça aurait concrètement. Demain, si on évolue vers un système où, par exemple, les chefs d’établissement recrutent et évaluent leur équipe pédagogique, il va y avoir des manifestations gigantesques et le système va se retrouver paralysé. Comment rendre ces propositions acceptables ?

Jean-Michel Blanquer : Il faut simplement une méthodologie de la réforme : il faut d’abord considérer qu’on ne peut pas tout faire, tout de suite et partout. Plusieurs paradoxes sont à prendre en compte : tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut que ça change et tout le monde est conscient que toute réforme, même minime, peut épuiser le système tant ce dernier est à bout. En outre, la réforme semble possible mais aujourd’hui, beaucoup ne souhaitent pas être concernés par elle. La solution passe d’abord par une bonne mesure de l’état des mentalités sur la question. Je pense qu’un certain nombre d’acteurs, qui étaient auparavant peu enclins à la réforme, peuvent aujourd’hui en devenir les porteurs, tant ils voient qu’on est arrivé au bout du système. Pour commencer en douceur, il faut donner de la liberté à certains territoires, à certaines structures, sur la base du volontariat. Il faut faire réussir des initiatives à moindre échelle, avant de les généraliser.
Si on prend l’exemple de l’établissement autonome, on n’est pas obligé de le faire tout de suite à 100 %. Même en le voulant, de toutes façons, on n’y arriverait pas. Il faut commencer sur une petite base de 5 à 10 % d’établissements volontaires, montrer que c’est un jeu gagnant pour tout le monde, y compris pour les professeurs qui pourront choisir leur lieu de mutation. Par ailleurs, il faut aussi faire saisir qu’il y a des effets de système et que si un élément administratif est modifié, des éléments pédagogiques le seront aussi : si le recrutement des professeurs est modifié, leur formation le sera également, ainsi que le contenu des programmes. Tout se tient : il faut avoir une vision systémique, qui ne soit pas pyramidale et qui fasse confiance aux acteurs.

SOS Éducation : Cette confiance dans les acteurs pourrait-elle aller jusqu’à la remise en cause du périmètre institutionnel du système, dans le sens de ce qui a été fait en Angleterre, jusqu’à l’émergence d’une offre scolaire autonome, sur le modèle des écoles à charte, qui viendraient répondre à des besoins scolaires locaux, identifiés ?

Jean-Michel Blanquer : Cette formule en est une parmi d’autres. Le statut associatif permet déjà, en France, de faire beaucoup de choses. On pourrait accompagner des initiatives dans le futur, dès lors qu’elles sont clairement dans le cadre des objectifs de service public. Sans aller vers des logiques de privatisation, on peut aller vers des logiques de délégation, qui permettent d’accomplir mieux le service public en responsabilisant davantage des acteurs. On pourrait avoir des circonscriptions scolaires rendant solidaires les établissements entre eux – c’est mon idée de réseaux d’établissements, qui n’auraient pas forcément le même statut et qui pourraient se compléter.

SOS Éducation : Avec la loi LRU, une forme d’autonomisation des établissements supérieurs a été mise en œuvre. Quel bilan en tirez-vous et peut-on s’en inspirer pour la réforme du système éducatif primaire et secondaire ?

Jean-Michel Blanquer : La loi LRU a indiscutablement fait bouger les lignes. Comme toujours, il y a des choses positives et négatives mais, à mon sens, le positif l’emporte : ça a libéré des énergies, ça a permis une évolution du paysage des universités françaises, avec quelques effets pervers, cependant, sur le plan de la gouvernance économique de certains établissements. Mais cette loi a permis des innovations et a permis à la France d’envisager, dans les dix prochaines années, de retrouver un certain rang dans l’enseignement supérieur international.
Les problématiques sont un peu différentes pour les questions scolaires – il n’y a pas, par exemple, les enjeux de la recherche ou ceux de l’internationalisation – mais il y a des leçons à en tirer concernant l’autonomie, qui doit être accentuée pour permettre de prendre des décisions, tout en évitant ses effets insécurisants.

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« On a cédé à une vision maximaliste de l’École »

13 mai 2017

Christophe Kerrero, Inspecteur général de l'Éducation nationale et actuellement directeur des lycées de la Région Ile-de-France, est l'auteur d'un ouvrage remarquable sur l'histoire et les finalités du système éducatif : École, démocratie et société(3) (Berger-Levrault, 2016). Il est interrogé par Jean-Paul Mongin, délégué général de SOS Éducation.

SOS Éducation : Quelles sont les premières mesures à mettre en place ?

Christophe Kerrero : L’École française doit d’abord retrouver sens et foi en elle-même. Les différentes crises et mutations que nous vivons (culturelles, sociales, éducatives, économiques, civilisationnelles, numériques…) rejaillissent immanquablement sur l’Éducation nationale et ses professeurs.

L’urgence est donc de distinguer l’essentiel de l’accessoire, « le clair et l’obscur » pour reprendre le titre d’un beau livre de Jean Guitton. Politiquement, pour le ministre de l’Éducation nationale, cela devrait se traduire en relevant un triple défi :

  • celui de réduire le pourcentage d’élèves en échec tout au long de la scolarité, entre 20 et 25 % d’une classe d’âge ;
  • celui de mettre fin à toutes les formes de fausses valeurs véhiculées par le système, du relativisme culturel à l’égalitarisme niveleur en passant par le périphérique ludique et le pédagogisme « trissotant » ;
  • celui de ramener l’ensemble des élèves vers la culture française et la communauté nationale, car trop nombreux sont ceux qui ne s’y reconnaissent pas, ce qui conduit au dénigrement de la Nation et à la haine d’autrui.

Dans ce contexte, l’enjeu majeur, c’est de recentrer l’action de l’École sur la scolarité obligatoire pour laquelle il faut décréter l’état d’urgence.

Recentrer l’action de l’Éducation nationale sur la scolarité obligatoire, c’est :

  • agir pour que l’école pré-élémentaire, notre fameuse maternelle, prépare à la maîtrise du langage ;

Elle doit permettre de combler les retards en matière d’acquisition du vocabulaire ; c’est la maîtrise d’un certain nombre de mots qui permet ou nom d’apprendre à lire ; en ce sens, c’est la première véritable inégalité et ce combat est donc le premier à mener.

La première mesure emblématique consisterait à bâtir une sorte de Perry Preschool à la française par la mise en place de procédures normées et répétitives qui compensent les retards et renforcent les acquis de ceux qui sont en avance. Ce travail par petits groupes devra d’abord être effectif dans les endroits où l’échec en lecture est le plus criant.

Elle doit aussi mieux articuler les capacités intellectuelles (mémoire, attention, langage) et les capacités affectives (confiance en soi, en autrui, entraide) : c’est la clef pour la réussite et pour un comportement positif.

  • agir pour que l’école élémentaire soit recentrée sur les fondamentaux et particulièrement sur le français ;

De ce point de vue, une deuxième mesure concrète consisterait à revenir à 26 heures de cours hebdomadaires, dont 20 heures de fondamentaux (15 heures de français).

  • agir pour que le collège ne soit plus le maillon faible du système ;

Il doit permettre de conforter les acquis du primaire et donner à chacun une véritable culture générale. Il doit aussi permettre d’adapter un parcours à l’élève et non l’inverse. Cela pourrait se traduire par une troisième mesure de plus grande souplesse donnée aux collèges dans un cadre fondé sur une répartition de deux tiers du temps pour les fondamentaux et un tiers laissé entièrement à la main des équipes des collèges.

Trois axes donc, autour des trois étapes de la scolarité obligatoire, qui devront s’appuyer sur des impératifs sans lesquels on en restera à une rhétorique creuse.

  • Premier impératif : réécrire les programmes

On peut repartir de ceux de 2008 qui présentaient le mérite d’être clairs, compréhensibles et courts. Il faut aussi abroger le socle « Lussault », jargonneux, précieusement ridicule et qui ne peut que compliquer le travail des professeurs. Il faut à la fois sortir du calque universitaire décliné tout au long de la scolarité, qui est contraire à l’esprit des enfants et lutter contre la logique des carcans, qui enferme les textes comme les élèves en les réduisant à des croix dans des cases. L’enjeu est de revenir au sens et à une relation professeur/élève incarnée ; sinon Google peut aussi bien faire l’affaire. Dans ce prolongement, une mesure simple mais nécessaire doit consister à revenir aux grands textes patrimoniaux dès le plus jeune âge, donner des repères simples et clairs, enseigner les quatre opérations bref, ne pas insulter l’intelligence des enfants mais au contraire la stimuler sans cesse. Pourquoi ne pas exiger d’apprendre une fable de La Fontaine par semaine dès le plus jeune âge ? Y a-t-il meilleur enseignement ? C’est par ces principes simples que nous renouerons aussi avec la culture de l’effort, du travail et de l’autorité.

  • Deuxième impératif : former les professeurs

La formation des professeurs doit rester à la main de l’employeur, c’est la leçon de l’échec des IUFM rebaptisés ÉSPÉ. On a tout intérêt à s’inspirer d’un modèle de compagnonnage et de l’internat de médecine. Face à la crise du recrutement, il convient aussi d’agir très en amont en repérant des élèves dans les milieux populaires, dès le collège et en mettant au point un dispositif qui s’apparente aux « cordées », sorte d’IPES moderne, et favorise la promotion sociale en même temps qu’il réduise la difficulté à recruter.

  • Troisième impératif : piloter le système par l’évaluation

Le pilotage de la scolarité obligatoire doit être beaucoup plus fin et resserré. Cela passe par des évaluations bilans des élèves systématiques en fin d’année : c’est la seule façon que les professeurs puissent réellement se rendre compte de l’efficacité de leur pratique. Il faut aussi mettre le système en relative tension. Une large publication des résultats des écoles et des établissements, dans une logique d’open data, complètera le dispositif.

Je terminerai par une mesure symbolique : la mise en place systématique d’études dirigées, encadrées par des professeurs ou des étudiants qui se destinent à l’être, afin que les élèves rentrent chez eux devoirs faits.

SOS Éducation : À quoi doit ressembler notre système éducatif à la fin du prochain quinquennat ?

Christophe Kerrero : Dans la logique de ce que je viens de dire, la scolarité obligatoire devrait être en capacité de répondre à un double objectif :

  • maîtrise de la langue française et des savoirs fondamentaux ;
  • maîtrise des repères élémentaires et d’une culture générale reflet de notre héritage commun.

C’est à ces conditions qu’il sera possible de réaffirmer une véritable égalité républicaine et de relancer l’ascension sociale.

Mais il faudra aussi avoir réussi à faire du lycée le lieu qui prépare vraiment à l’enseignement supérieur. Souvenons-nous qu’aujourd’hui, pas plus d’un étudiant sur deux ne passe en deuxième année de licence… Un quinquennat réussi aura donc abandonné la tendance à transformer le baccalauréat en brevet bis mais aura au contraire engagé de renouer avec une certaine exigence. Il faudra arrimer le lycée à l’enseignement supérieur dans toutes ses composantes (BTS, IUT, CPGE, Licence) ; cela passe par une plus grande spécialisation des séries, moins nombreuses (une « humanités », une « sciences » et une « technologies ») et moins d’options.

De ce point de vue, on peut se demander si on ne devrait pas tendre vers deux ministères, l’un de la scolarité obligatoire, l’autre de l’enseignement supérieur qui intégrerait le périmètre des lycées (lyli, lycée/licence).

SOS Éducation : Vers quel périmètre institutionnel évoluons-nous à l’horizon 2030 ?

Christophe Kerrero : On se projette ainsi dans trois quinquennats… Cela se prépare en effet dès à présent, si on veut renouer avec la véritable essence éducative, celle du temps long.

Il me semble défendre l’École du plus loin que je me souvienne. Pourtant, j’en connais les travers et les rets, inhérents à son histoire comme à une certaine vision véhiculée par le monde intellectuel. Voilà pourquoi défendre l’École aujourd’hui, c’est aussi dénoncer une certaine hégémonie de la culture scolaire. Depuis près de 50 ans, l’Éducation nationale est entrée dans la voie de l’inflation scolaire, avec la bénédiction sinon la complicité de tous (parents, professeurs, syndicats, politiques, sociologues…) en favorisant la voie générale, et particulièrement la série S (C serait-on tenté de dire…) et ce malgré tous les discours en faveur de la voie professionnelle.

Il me semble là qu’on a cédé à une vision maximaliste de l’École, tentation courante dans notre pays, et que l’on est désormais entraîné dans une spirale du toujours plus, toujours plus haut, qu’il s’agisse des moyens ou des diplômes, et que l’on fracasse des générations d’enfants sur la réalité de l’échec scolaire au nom de cette utopie.

À mon sens et après des années passées en son sein à tous les niveaux de responsabilité, l’École, fruit descendant de la Faculté, ne pourra jamais considérer le champ des métiers comme digne des études générales vues comme l’étalon. Dès lors, toute volonté de promouvoir ce champ est vouée à l’échec, ou passe par un alignement par le bas pour se donner l’illusion d’y parvenir.

Il est donc temps de sortir de la suprématie affichée de la forme scolaire et du diplôme comme condition de réussite sociale.

Aujourd’hui, la carte des métiers est secondaire par rapport à celle des diplômes. Elle est illisible ; trop d’acteurs y jouent un rôle sans qu’aucun ne décide vraiment. Quant à l’enseignement professionnel, il demeure pour les professeurs de collège et de lycée une voie de relégation. Regardez la vision qu’ont les élèves de l’orientation : « attention, tu vas être orienté ! » ; cela signifie rien moins que d’aller en voie professionnelle…

Renouer avec une véritable excellence des métiers, de tous les métiers, cela ne peut passer que par le transfert de l’ensemble du périmètre de la formation professionnelle aux régions, y compris la gestion des moyens et le pilotage complet des actuels lycées professionnels ou des sections d’enseignements professionnels des lycées polyvalents.

Les régions, dont cela deviendra le cœur de compétence, pourront ainsi promouvoir les métiers, du CAP au Supérieur, dans une logique de territoire, d’emploi et de formation.

J’entends d’ici l’objection de l’abandon à la logique de marché de ces formations et de celle de la privation de ces jeunes à la culture générale. J’y réponds simplement. D’abord, la plus grande injustice aujourd’hui, ce sont les 20 à 25 % d’élèves qui sortent de CM2 et de troisième sans maîtriser la langue française et sans maîtriser un socle minimal de connaissances. Si la scolarité obligatoire renoue avec le succès, nous n’aurons plus ce nombre terrible de décrocheurs et d’illettrés qui ne pourront jamais réellement s’insérer socialement. Ensuite, cela ne signifie aucunement qu’il ne faille pas réserver des formations de langue et de culture générale dans le cadre de la formation professionnelle. Il faut peut-être le faire dans un cadre moins rigide et dans une logique de construction plus longue et plus personnalisée.

Car le véritable enjeu pour le prochain président sera précisément que l’École renoue avec une certaine vision de l’homme. Qu’elle s’éloigne d’une technicisation des apprentissages pour transmettre les grands textes, les grandes œuvres d’art, héritage de notre passé qui fondent ce que nous sommes au-delà de nous-mêmes. L’École ne surmontera les crises actuelles qu’en renouant avec l’humanisme qui la constitue et dont elle s’est trop éloignée.

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(1) Manuel de survie pour les professeurs de français — Claire Lebrethon, édition SOS Éducation

(2) Et si on tuait le mammouth ? — Bernard Toulemonde

(3) École, démocratie et société — Christophe Kerrero, Berger-Levrault, 2016